Partir pour Kobané. Partie 1

par | 17 Juin 2019 | Syrie

Par la route, à travers les Kurdistan irakien et syrien

 

Patrice Franceschi a écrit ces mots dans mon exemplaire de Mourir pour Kobané : « En souvenir d’une rencontre à Saint-Malo, ces pages de vie et guerre pour garder le sens du tragique ».

En mai 2015, et alors que nous discutons de celle que Damas nomme Aïn al-Arab, mais que les Kurdes appellent Kobani, la ville est certes libre, mais totalement détruite. Disons-le, la situation en Syrie en général et celle du Kurdistan syrien en particulier n’intéressent plus grand monde en Occident, que devient le tragique de l’existence à Kobané ? Comment ses habitants, ses soldats, ses enfants après avoir vaincu Daesh, survécu aux bombardements de la coalition et pilonnages de l’ennemi écrivent-ils une nouvelle page de vie sur les ruines de l’ancienne ? Abandonnés de la plupart des grandes puissances après avoir fait le sale boulot, que deviennent ces personnes ? Et alors que ces 20 dernières années s’obstinent à m’emmener partout sauf au Moyen-Orient, voilà qu’un jour la possibilité orientale s’amorce enfin et sous une forme singulière : prendre la route pour traverser le Kurdistan irakien, le Tigre puis le Kurdistan syrien pour rejoindre Kobané. Avec ce projet, la ville martyre devient un songe qui pourrait s’inscrire dans le réel, des questions pourraient alors soudainement prétendre à des réponses, des noms se traduire en images. Un itinéraire se dessine assez rapidement et ce sera Erbil, la capitale du Kurdistan irakien pour rejoindre Kobané en Syrie, soit 1.400 km de goudron pour couvrir l’aller et retour à travers ces régions encore peu accessibles aujourd’hui.

 

AUTOMNE 2018

 

La guerre a fait rage et l’innocence en a encore payé le prix fort. Les combats pour repousser Daesh couplés aux bombardements de la coalition aussi indispensables à la victoire que destructeurs pour la ville ont entraîné un urbicide me renvoyant à Vukovar en Croatie, elle aussi ville ravagée par une guerre d’acharnés. Plus de mille morts chez les Kurdes de Kobané et tout autant de blessés. C’était ça ou Daesh comme maîtres et les Kurdes, de maître ils n’en veulent pas : ni envoyé par les fous d’Allah au drapeau noir, ni de Damas, de Bagdad, d’Ankara, de Téhéran ou d’ailleurs, quitte à mourir tous, comme le dit la chanson :

La jeunesse kurde est prête et préparée,

Donner leur vie comme sacrifice suprême

Que personne ne dise que les Kurdes sont morts, ils sont vivants.

Ils vivent et nous n’abaisserons jamais notre drapeau.

En ce début d’hiver, alors que la nuit est éclairée par les étoiles, des brumes que l’on doit aux vapeurs des poêles à fioul, seul chauffage possible, s’immiscent entre quelques ombres avalées par d’étroites ruelles. Être à Kobané en cet instant, c’est pour moi mettre en lien un ressenti et des sensations avec un intellect. C’est le maillon manquant avec le destin de ces gens dont je m’intéresse à l’histoire et admire la volonté farouche de ne pas être dominé. C’est enfin avoir la chance d’échanger une poignée de main, un sourire, un morceau de pain, un thé avec quelques-unes de ces personnes qui forcent l’admiration. Leur courage, la force et l’esprit de résilience dont ils font preuve sont des qualités devenues rares dans nos sociétés actuelles, descendantes de centaines de générations d’homo sapiens domestiqués par des maîtres successifs. Comme le chien dressé fût loup, le citoyen obéissant fût un guerrier.

Être à Kobané, c’est pour moi, en cet instant, fouler la terre de héros anonymes, arpenter le lieu de vie de gens forts et unis qui plutôt que de se courber devant Daesh, ont pris le risque de disparaître sous les bombes. Être accueilli dans la ville de ces femmes et de ces hommes qui ont défendu leur vie, leurs valeurs, leur ville et leur honneur face aux ombres barbares est autant un cadeau qu’une leçon de vie, pour lesquels je remercie la Providence.

Dans la ruelle, jonchant le sol, des gravats et des débris de meubles incitent le passant à lever la tête. Il faut alors se souvenir que les trous béants d’où proviennent ces fragments de l’ancienne ville étaient des étages où des gens ont vécu, où des enfants sont nés, où la vie chantait les sons du quotidien. Les toits, les meubles, les fenêtres et les gens de ces lieux ont été fracassés par les bombes, amies ou ennemies. Des squelettes d’immeubles, des béances, des lambeaux architecturaux, alors qu’autrefois ici c’était la ville et à l’intérieur, il y avait la vie, partout. Ces hauts d’immeubles sont comme le regard des adultes qu’on y croise. Ils montrent que les corps peuvent être là, mais que ce qui habitait la partie supérieure s’est désagrégé lors de la guerre. En cet automne 2018, il n’y a plus d’échanges de tir à Kobané. Le combat est ailleurs : rendre la vie possible là où les effets de souffle, les déflagrations, les rafales d’armes automatiques et les shrapnels ont tout emporté. Et, ce n’est pas parce qu’on est le peuple qui a vaincu Daesh, que tout devient facile, que le reste du monde nous aide, bien au contraire.

QUELQUES JOURS AUPARAVANT, VIENNE-ERBIL

 

Avion presque vide. Quelques barbouzes occidentaux reconnaissables à certains détails vestimentaires ou accessoires et tatouages, le reste du tout-venant. Après un vol qui ressemble à n’importe quel autre, le 737 de l’Austrian Airlines se pose dans la capitale du Kurdistan irakien. Aéroport moderne, mais désert, peu ou pas de passager. Formalités simples et rapides, pas besoin de visas pour les européens. Erbil, parfois aussi écrit Arbil ou Irbil, est la capitale de la région autonome du Kurdistan, région fédérale autonome du nord de l’Irak. Située à environ 80 kilomètres à l’est de Mossoul dans une plaine ouverte et qui constitue une vraie exception dans cette région très montagneuse qu’est le Kurdistan. La plaine d’Erbil/Hewlêr a la réputation d’être une terre très fertile et c’est là une des raisons qui a permis sa croissance pour abriter aujourd’hui pas loin d’1,5 million d’habitants. C’est aussi la terre des Peshmergas — qui signifie qui est au-devant de la mort, ces combattants kurdes dont on raconte la bravoure au point de se battre jusqu’à la mort plutôt que de renoncer à céder du terrain. On dit d’Erbil qu’elle est une des plus anciennes villes de l’Histoire qui soit restée continuellement habitée. Sa citadelle plantée sur un mamelon au milieu de la vieille ville affiche 6.000 ans au compteur et subit actuellement d’importants travaux de rénovation. A l’image du reste de la ville où partout des chantiers sont en cours faisant de la capitale kurde irakienne une cité dépourvue de charme particulier. Le béton envahit chaque espace entre 2 mosquées et comme souvent les villes qui grandissent trop vite, Erbil grandit mal. Urbanisme affolant qui veut faire de cette grosse bourgade campagnarde une ville orientale moderne à l’image d’une de ces capitales du golfe Persique. À grand renfort de centres commerciaux souvent démesurés, la ville semble ne plus vouloir se dédier qu’au dieu Commerce et son langage universel : l’argent.

p.54 : Irbil leur capitale, tente, hélas, de singer l’opulence de Dubaï – pour le meilleur et pour le pire(…)

Partout le long des larges avenues, on veut vendre quelque chose ou proposer un service luxueux, partout dans les petites rues on veut vendre du quotidien parfois essentiel, souvent du superflu. L’avenir leur dira si c’était le bon choix. Pendant que mon regard parcourt la coupole en mosaïques bleues de la mosquée Saeed Bahaddin et que je songe au raffinement et à la recherche esthétique des cultures orientales, je pense qu’ici il n’y a pas si longtemps c’était la guerre et qu’aujourd’hui on consomme comme partout ailleurs.

p.114 : Désormais le « syndrome d’Irbil » désignera pour moi la tentation de l’abandon des libertés pour la quiétude du veau d’or consumériste.

Je suis interrompu par une escadrille d’hélicoptères de combat tagués US ARMY. Après une traversée en colonne, d’est en ouest de la ville, les machines de guerre vont se poser sur la base américaine qui jouxte l’aéroport. Les pourvoyeurs armés américains d’une certaine démocratie emmènent toujours dans leurs soutes de puissants négociants et leur présence dans Erbil, de l’université américaine en passant par la concession automobile Chevrolet est inratable.

 

VERS LA SYRIE, UNE TRAVERSÉE DE LA MÉSOPOTAMIE

 

5h00, le lendemain de mon arrivée. Le muezzin vient de terminer l’appel à la première prière, obligation à laquelle notre chauffeur se soumet et expédie en moins de deux minutes sur le terre-plein du parking de l’hôtel. À peine son tapis enroulé et jeté dans le coffre, nous démarrons vers le nord-ouest, vers Mossoul.

Après la sortie de la capitale kurde, la nationale campe dans le fond de la vallée et fend des campagnes plutôt plates et sans intérêt notoire. Le chauffeur, par souci d’hospitalité, fait passer son seul CD en français, un mix de vieux tubes des années 50 que les haut-parleurs fatigués de la Hyundai crachotent sans conviction. Le stéréotype qui voudrait qu’en France nous n’écoutions qu’Aznavour, Piaff et Johnny persiste.

À l’approche de ses faubourgs, la route la contourne, mais aidé par la carte routière je la repère au loin : Mossoul. Prise par Daesh en 2014, elle a été le califat autoproclamé d’Abou Bakr al-Baghdadi. Le tyran fanatique en fait la capitale de l’État islamique jusqu’à sa reprise par les forces armées irakiennes en 2017. Les combats intenses et bombardements l’ont partiellement détruite et elle aussi, comme Raqqua, Alep, Kobané et tant d’autres, va mettre du temps à se reconstruire complètement. Même si je fais confiance aux financiers du Nouveau-Monde pour rapidement venir faire sortir tels des champignons magiques, les enseignes planétaires bien connues.

En longeant ces zones dévastées et ces quartiers entiers en ruine, j’ai du mal à imaginer qu’ici même, il y a 3 millénaires s’épanouissait le cœur de la civilisation mésopotamienne, la mère de toutes les civilisations. Entre Mossoul et Bagdad, les dynasties mésopotamiennes avec Babylone pour capitale, régnèrent sur un empire qui englobait l’actuel Proche-Orient et la Turquie. C’est tout ce territoire dont Saddam Hussein se voulait l’héritier, l’Histoire en a voulu autrement. C’est sur ces terres que fut inventée la civilisation telle qu’on la vit encore aujourd’hui dans une version modernisée. Cette grandeur de l’esprit, cette révolution dans la manière de vivre des hommes, ce génie sont à présent oubliés, voire même ignorés ou reniés, de presque tous. Que l’Homme a la mémoire courte, il en a toujours été ainsi. À présent, cette région n’est plus aux yeux de la majorité du vaste monde qu’une zone désolée perpétuellement en guerre, peuplée de fanatiques barbus. Un endroit de la planète qui depuis des années ne s’illustre plus qu’à travers des images de violence ou de désolation dans les médias. La pensée de l’effondrement de cette illustre civilisation me renvoie avec une certaine amertume au constat de la déliquescence de nos propres sociétés. En perte constante de valeurs, ceux qui donnent le La dans la grand-messe mondiale, quelques puissants, regardent depuis leurs tours dorées le seul lieu vivable pour l’être humain se mourir. Les décideurs agissent peu et accélèrent même la destruction des biotopes pour quelques billets de plus. Alors, bien conscient qu’il n’y a plus d’espoir, il faut à présent miser leur magot pour coloniser l’espace. Qui sait, il y a peut-être du business à y faire…

La route serpente en laissant découvrir un relief toujours plus accidenté. Sans m’en apercevoir, autour, la topographie a changé : il y a là des collines escarpées. Les coteaux sont presque devenus montagnes et les dépressions sont presque ravins. Puis au loin, un large plateau qui s’ouvre arborant d’étranges objets colorés et difficiles à définir. Un peu de routes encore et le décor se précise, nous passons à proximité d’un camp de réfugiés syriens, le plus grand de la région, paraît-il. Organisé et clôturé, il s’étale au milieu de collines recouvertes d’une herbe verte et grasse en cette saison. Les tentes blanches, la file devant ce qui semble être une cantine, beaucoup de personnes qui déambulent dans les allées labyrinthiques, dont de nombreux enfants, on dirait qu’ils ne vont nulle part, on dirait que toute cette troupe a été parachutée là par erreur. Oui c’est ça, ce camp semble une erreur, n’est-ce pas ce que crée la guerre après tout : une succession d’erreurs. L’apparence de cet immense camping de fortune tranche ostensiblement avec les alentours. Il est autant une insulte à la géographie qu’à la dignité. L’asphalte gris slalome à présent entre de petits mamelons verdoyants. Les terres sont cultivées, les travaux agricoles bien suivis et partout sont occupés des hommes et des femmes aux travaux maraîchers. Après un check-point, la route serpente pour mener à un autre check-point, Casrok, puis encore à un autre. Ces contrôles seront à partir de là incessants. Il faudra en franchir une quarantaine de plus pour rejoindre Kobané. Postes de Fayda, puis celui de Duhok.

Et partout dans cette région, ça reconstruit. Des chaussées, des ponts, des habitations, du béton partout, encore, toujours. A croire que les bâtisseurs du 21e siècle ne savent plus faire que ça : bétonner à la va-vite. La Nationale est à présent bien loin et nous parcourons des routes de campagnes très encombrées et dans un relief accidenté. Beaucoup de véhicules de tout type dans les deux sens, il règne une effervescence paradoxale au décor sur ces petites routes étroites. Nous risquons 100 fois la chute dans un ravin, une collision, un frontal avec un camion et cette vitesse à laquelle notre chauffeur semble vouloir laisser prendre possession de nos existences. Il tient son misbaha dans la main droite bien rivée sur le pommeau du changement de vitesse, mais moi je n’ai pas de chapelet pour m’adresser à un Dieu ou me porter chance. Au détour d’un de ces virages en épingle, un vaste dégagement, c’est un col où s’étend un gigantesque camp du UNHCR. Là, l’organisme onusien accueille plusieurs milliers de Syriens qui ont fui les combats. Des files de camions sur les bas-côtés de part et d’autre, des check-point en enfilade, des militaires toujours plus nombreux, il n’y a plus l’ombre d’un doute : la frontière approche. La fourgonnette dévale la pente du versant irakien à une vitesse qu’aucun frein ne semble pouvoir modérer pour finalement rejoindre une large vallée où dans le fond s’écoule une rivière. L’asphalte ressemble à une peau d’adolescent attaquée par de profondes cicatrices d’acnée. On croise un long convoi militaire. De crissements en coups de Klaxon, on finit par s’arrêter non loin du cours d’eau, face à quelques bâtiments au crépi blanc défraîchi : nous sommes au poste-frontière de Faysh Khabur, sur la rive irakienne du fleuve, la frontière naturelle avec la Syrie et à moins de 5 km au Nord, la frontière turque. Le véhicule s’arrête, je sors, je respire, je suis entier.

Le Tigre et l’Euphrate, les fleuves-rois de Mésopotamie

Le Tigre, d’une longueur totale de 1 900 km, parcourt les 300 premiers en territoire turc où il y prend sa source quelque part dans les monts Taurus. Ses eaux pénètrent ensuite l’Irak depuis le nord vers le sud où il rejoindra l’Euphrate pour former l’estuaire du Chatt al-Arab sur le golfe Persique.

Ces 2 fleuves sont l’âme de la Mésopotamie, région fondatrice pour l’Humanité, qui englobait le sud-est de la Turquie, l’Irak et la Syrie. Fondatrice, car c’est là que virent le jour, il y a six mille ans, les premières cités. Fondatrice, car c’est là que sont nés l’agriculture et l’art du jardin, que furent inventés la roue et l’écriture et le premier système de lois – le code d’Hammourabi, en 1750 av. J.-C. C’est à cette civilisation encore que l’on doit de nombreuses inventions et avancées dans le domaine des mathématiques, de la géométrie (le partage du cercle en 360° notamment) et de l’astronomie et tellement d’autres progrès dont le partage du temps en heures, minutes et secondes, le calendrier composé de semaines à 7 jours et de 12 mois dans l’année. Toutes ces révolutions sociales, intellectuelles et techniques ont construit les bases de nos civilisations modernes.

Ce poste-frontière n’est pas simple à trouver et une solide confiance dans son chauffeur est nécessaire quand il quitte la nationale pour parcourir ensuite la vingtaine de kilomètres restant à travers les campagnes. Rien dans ce décor ne laisse présager qu’on arrive à un poste-frontière entre 2 pays, on pourrait aller n’importe où…

Puis, en contrebas, au loin, un pont flottant. Un de ces engins provisoires construits par les unités de génie des armées. Une succession de barges qui assemblées bout à bout permettent le passage des véhicules, même les plus lourds. Bringuebalant, presque dérisoire, c’est là le seul moyen possible de rentrer dans le Kurdistan syrien avec un véhicule et constitue donc l’unique axe de ravitaillement pour le Rojava. Faysh Khabur : quelques bureaux, un restaurant qui paraît avoir abandonné toute idée d’ouvrir à nouveau un jour, puis en contrebas, un embarcadère où un canot à moteur est amarré et attend ballotté par le courant d’une rivière aux eaux sombres et agitées.

p.60 : Les Kurdes des deux pays ont jeté un pont flottant sur le Tigre. Spectacle baroque : de longs caissons d’acier enchaînés entre eux sont maintenus aux rives boueuses par une myriade de câbles tendus à rompre. Un sentiment de précarité.

L’embarcadère est la fin terrestre de l’Irak, la rivière c’est le mythique Tigre, en face la Syrie. A cet endroit, l’aventureux ne peut que méditer quelques instants sur sa chance : franchir le Tigre en barque avec une poignée de Kurdes comme compagnons, puis arpenter les terres de ce qui fut la Mésopotamie pour rencontrer un peuple si déterminé dans ses convictions qu’ils ont su repousser l’obscurantisme qui effraie le monde entier.

Cela fait 4h que nous avons quitté Erbil quand je franchis la porte du bureau du Foreigners Office. Un moustachu d’âge moyen, vêtu en civil manipulant son téléphone d’une main et un petit verre de café turc dans l’autre, m’interroge : Are you going to Rojava ? Il tire un coup sur sa cigarette qui se consumait dans le cendrier déjà bien rempli, Good, good ajoute-t-il.

 

ROJAVA

 

Le Rojava qui signifie l’ouest en kurde est une région qui s’est déclarée unilatéralement autonome en se proclamant une entité « fédérale démocratique ».

p. 59 : Les Kurdes appellent cette région Rojava. C’est leur terre ancestrale et mythique.

Dans sa constitution de décembre 2016, le Rojava a décidé de son nom officiel et ils ont retenu Système fédéral démocratique de Syrie du Nord. Cette déclaration a été faite à Rmeilane par le Parti de l’union démocratique (PYD) en présence d’autres partis kurdes, arabes, assyriens, mais aussi de plus petites minorités intégrées à ce processus. Les partisans de la région soutiennent une politique laïque, fondée sur des principes démocratiques et socialistes, l’égalité des sexes y occupe une place importante, ainsi que l’écologie, et toutes ces valeurs se reflètent clairement à travers sa constitution. Deux millions de Kurdes vivent sur ce territoire d’environ 50.000 km2. Prendre l’avion et atterrir légalement en Syrie, à Damas obligera le voyageur à rester dans la partie contrôlée par les autorités officielles et les troupes syriennes. Inutile de compter entrer au Kurdistan par le Nord, la frontière est totalement rendue hermétique par un mur gigantesque tout le long de la séparation entre la Syrie et la Turquie. Tous les postes de passage sont fermés par cette dernière qui est prête à bombarder le nord-est syrien dès que la situation internationale lui sera favorable. Seule option pour entrer au Rojava aujourd’hui : entrer illégalement en Syrie par voie terrestre en passant par la partie kurde de l’Irak. Pour les gouvernements de Damas et Ankara, le Parti de l’union démocratique syrien est une organisation terroriste ainsi que son armée : les soldats du YPG et YPJ. Il s’agit pour Ankara de milices terroristes et le seul fait d’être dans le Kurdistan rend le voyageur complice de ces « terroristes ».

Passage du Tigre et arrivée en Syrie. Une heure de formalité aura suffi pour passer du Kurdistan oriental à son voisin occidental. Sorti de ce qui sera un jour le Foreigner Office du Rojava, je détiens l’indispensable laissez-passer : le permis de circuler. C’est un simple quart de feuille avec quelques mots en kurde et en arabe soussignés par le fonctionnaire et à garder dans son passeport.

p. 62 : Quelques mois plus tard(…)on délivrera des bouts de papier faisant office de permis d’entrer. (…)Awar(…) : »Quand on aura gagné la guerre, il faudra aller demander des visas dans nos ambassades et on tamponnera les passeports à l’entrée ».

Même si pour le Rojava, ça ne fait aucun doute qu’ils sont déjà un État constitué, ils ne peuvent pas tamponner un visa d’entrée dans un passeport et c’est ce papier qui en fait office. Il sera nécessaire à certains check-points et indispensable pour sortir de la région. Le franchissement est rapide. Le puissant moteur du canot lutte contre le courant important et très vite nous sommes débarqués de l’autre côté du Tigre. La parité politiquement souhaitée s’affiche dès l’arrivée au Rojava où une femme et un homme en uniformes et kalachnikov accueillent les arrivants. Le contrôle des bagages se fait avec le sourire. Rojbaş !  Welcome in Rojava, dit-elle, je la regarde, m’arrête un instant, troublé, puis répète : Rojbaş. (Bonjour en kurde). Oui, on a beaucoup parlé de la beauté des femmes kurdes que je pensais largement surutilisée par les médias occidentaux d’un certain bord. Mais, cette première combattante kurde confirme alors cette légende qui n’en serait pas une. Ses longs cheveux noirs attachés presque négligemment dégagent un visage aux traits fins et aux yeux bleus teintés de reflets verts. Cette fouille est purement symbolique et très vite, on se retrouve sous un vaste abri-préau à attendre le contact qui doit nous emmener vers Kobané 500 km plus à l’est. Attente longue, brouhaha, va-et-vient et commerce de change : dollar américain ou dinar irakien contre livre syrienne. Vente de clopes à l’unité, de thé, de cartes téléphone, ces lieux frontaliers restent toujours, où que ce soit, des endroits surréalistes où le temps et les repères sont brouillés. Rencontre avec un Syrien expatrié en Suisse. De retour pour voir la famille, il explique : revenir ici ? Jamais, je suis bien en Suisse. Devenu pizzaïolo à Lausanne, il raconte que la vie reste précaire ici et que les perspectives avec les Turques sont mauvaises, leurs forces spéciales mènent beaucoup d’actions clandestines dans le Rojava. De plus, il subsiste de nombreuses cellules dormantes de Daesh. La Suisse, c’est bien pour nous, c’est beaucoup mieux.

CAP À L’OUEST

 

Finalement, une autre Hyundai, plus vétuste, et le contact qui servira de guide pour la suite du voyage sont arrivés. Dès les premiers kilomètres, dès qu’on termine la remontée du versant de la vallée du Tigre, on comprend une des origines du problème syrien : partout des puits de pétrole. Ces nombreuses pompes à tête de cheval donnent un air hostile à ces belles collines qui voient ses pâtures parcourues d’infinies longueurs de gros tuyaux chargés de ramener l’hydrocarbure. Ci et là de grosses flaques de brut, noires comme les ténèbres et visqueux comme du jus d’entrailles, souillent le vert éclatant de l’herbe des champs jouxtant les différents sites d’extraction. C’est pour ça que les hommes se battent dans tout le Moyen-Orient ? Malgré cette abondance de pétrole, on a la sensation qu’il n’y a qu’à se servir, les pompes à essence sont souvent vides et les files souvent longues aux dernières d’entre-elles possédant quelque chose dans leurs cuves. La majorité de cette production part pour l’armée dans le cadre de l’effort de guerre et pour les citoyens, c’est la pénurie et la débrouille qui sont de mises.

PYD, JPG et JPJ, qui est qui ?

Les Unités de protection du peuple (en kurde : Yekîneyên Parastina Gel, abrégé YPG, prononcé [ jɛ.pɛ.gɛ]) forment la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD) syrien.

L’organisation est considérée comme terroriste par la Turquie. Elles sont formées en 2011 lors de la guerre civile syrienne.

Elles sont composées d’une branche masculine, les YPG et d’une branche exclusivement féminine les YPJ.

À l’entrée de Meylan, comme à sa sortie, et puis de même pour chaque village et ville, nous serons contrôlés à des check-points gardés tantôt par des YPG ou YPJ, tantôt par des Assayech (police du Rojava), mais le plus souvent par des patrouilles mixtes. Bref échange de Rojbaş, contrôle des laissez-passer des passagers et du chauffeur. Les Kurdes sont un peuple très accueillant et de ce fait les contrôles sont menés avec sérieux, mais de manière rapide et la plupart du temps détendue. Ils se passent toujours bien, sauf quand on est arabe, où là, le contrôle peut être plus long. Ces vérifications ont pour but d’isoler des éléments appartenant potentiellement à Daesh, mais aussi des jeunes kurdes qui tenteraient d’échapper au service militaire obligatoire. Même si les appelés ne se retrouvent pas en première ligne, l’idée de servir et de devoir passer des nuits froides, parfois sous la pluie, à monter de garde sur des CP ou des bâtiments officiels pendant une année, certains préfèrent tenter d’esquiver.

p. 71 : Toutes les routes étaient barrées de loin et loin par les postes de contrôle des Asahis assurant la sécurité intérieure de Rojava. Des postes sommaires, souvent constitués de simples guitounes protégées par des sacs de sable et des murets de terre sur lesquels flottait l’emblème bleu des Asahis.

16h15, déjà la nuit tombe et il reste 350 km jusque Kobané, le danger augmente. Le danger d’une attaque opportuniste par des combattants d’une cellule dormante de Daesh, mais le danger beaucoup plus probable : une collision.

p. 72 : La crainte ici, ce sont les « cellules dormantes » des islamistes. Les checkpoints cherchent à gêner leur action.

Les gens roulent vite, car moins vulnérables en passant vite, mais les nuits sont d’un noir profond, les véhicules souvent en piteux état et les routes ont souffert de la guerre. Quelque chose qui ne peut échapper quand on se déplace dans le Rojava, ce sont ces panneaux qui affichent le portrait des combattants morts au champ de bataille. Il y en a partout. Ces portraits sont là pour honorer, pour que l’on se souvienne que défendre des idées justes a un prix et que certains sont prêts à le payer. Lors de leur incorporation, les hommes et les femmes des Unités de Protection du Peuple (YPG et YPJ) sont toutes et tous photographiés. On ajoute ensuite à ces portraits un fond jaune pour les YPG (Unités masculines) et un fond vert pour les YPJ (Unités féminines) avec dans le coin supérieur gauche le drapeau respectif. En cas d’issue funeste, ces photos illustrent de grandes affiches individuelles pour les plus héroïques ou gradés d’entre eux, alors que l’on compose des mosaïques de portraits pour les autres soldats morts pour le Rojava. Ces montages ornent ici un boulevard, là un mur ou une place, une devanture de bâtiments publics partout dans le pays.

Après le dernier poste de contrôle à la sortie de Qamichli, ville choisie pour être la capitale du nouvel État indépendant – quel autre pays osera les reconnaître en tant que Nation ? –, nous parcourons une vingtaine de kilomètres sur la route 712, toujours plein ouest, le chauffeur propose une courte pause. Après une galette de maïs et un thé bouillant avalés à l’arbalète, un passage aux latrines improvisées jouxtant l’échoppe faite de quelques tôles, je rejoins le véhicule. Hogir termine sa seconde cigarette avant de reprendre le volant. À peine installés, nous sommes projetés à 120 km/h. Le fourgon est lancé sur la 2 bandes plongée à présent dans une obscurité complète. Se déplacer à grande vitesse, a fortiori lorsque la nuit est tombée, fait paradoxalement partie des mesures de sécurité pour se déplacer. Ça fait partie des règles pour limiter le risque d’attaque. De l’intérieur, on a pourtant du mal à croire. La vitesse, l’éblouissement dû aux gros phares des véhicules croisés, les nids de poule au gravier débordant, le mauvais état général du véhicule et particulièrement la suspension ainsi que le bruit des freins mettent à mal ce principe sécuritaire, dans mon esprit tout du moins.

Dans son livre Mourir pour Kobané, P. Franceshi évoque les hautes clôtures que les Turques ont érigées tout au long de la frontière. L’itinéraire que nous empruntons, la 712, longe cette séparation entre les 2 pays ennemis et la clôture est à présent devenue un haut mur blanc, le rêve de Trump pour sa frontière avec le Mexique, ici Erdogan l’a fait. Cet infini rempart en béton peint, ponctué à intervalle régulier de mirador équipé de projecteurs puissants et habité par un mitrailleur turc, constitue une insulte à la géographie des lieux, une cicatrice hideuse qui défigure les plaines et campagnes.

p. 32 (…) les Turcs ont totalement verrouillé la frontière les séparant du territoire syrien libéré par les Kurdes. Ils les ont enfermés dans une nasse. Cette frontière court d’est en ouest sur plusieurs centaines de kilomètres. La longer est un voyage d’anthologie glaçant. Le bouclage est parfait : rangées de rouleaux de fil de fer barbelé, grillage de cinq mètres de hauteur, miradors, projecteurs et postes militaires à intervalles réguliers.

Le nord de la Syrie dispose d’un éclairage public sommaire et, en dehors des villes déjà peu éclairées, cet éclairage devient anecdotique. Les villes et bourgades turques quant à elles, au-delà du mur, sont puissamment illuminées, je pense alors aux gaspillages de nos modes de vie et aux inégalités de ce monde. Pensées stériles dans une époque qui laisse percevoir, sans qu’aucun doute ne soit possible, que ça n’est pas prêt de changer, au contraire.

Plus on s’enfonce dans le Kurdistan, plus j’ai l’impression que Hogir roule vite, il craint Daesh, je crains de mourir intoxiqué par le refoulement constant des gaz d’échappement dans l’habitacle.

Parfois dans le faisceau des phares qui lorgnent sur le bas-côté de la route une carcasse calcinée de voiture, plus loin, lors de la traversée d’une agglomération, des ruines d’immeubles ou des façades criblées d’impacts et partout les portraits des morts au combat. Des visages de jeunes femmes et de jeunes hommes collés sur du papier pour toujours et privés d’un avenir autre que de regarder la vie défiler sans eux.

Cette enfoncée dans l’histoire syrienne me remue, je pense aux gens, à leur détresse, au destin des peuples, à la loterie géographique des naissances. Que de ruines. Que de tristesse. Le tragique de l’existence. Je songe aux mots et au texte de Patrice Franceschi. Pendant ce temps, Hogir fume et fonce. Je ne le sais pas, mais il doit arriver à Kobané avant 22h, sinon nous serons empêchés de franchir la porte de la ville.

p. 63 : Parcourir Rojava, c’est comme aller voir ce qui se passe sur une autre planète

Après avoir échappé de justesse à trois collisions, après la traversée des campagnes obscures à tombeau ouvert, le franchissement d’une quarantaine postes de contrôle, se dessine une ville. La moitié sud, côté par lequel nous y entrerons est plongée dans l’obscurité. Ça et là quelques points lumineux épars contredisent mon impression que l’endroit est inhabité. La moitié nord de cette zone brille de mille feux. L’ensemble contraste étonnamment. Puis se rapprochant davantage, la partie lumineuse se sépare de l’autre. L’illusion d’optique s’achève, il s’agit de 2 villes proches. Le mur turc dont on s’était écarté ces quelques dernières dizaines de kilomètres réapparaît séparant ces zones contrastées. Au nord, très éclairée : Suruç en Turquie ; la partie sud, plus proche, plus sombre : Kobané.

Toute la ville est encerclée par un profond fossé de 3 mètres de profondeur, dont les terres excavées forment un rempart supplémentaire. Sur ce périmètre hermétique, l’accès à la ville n’est possible que par une des portes périmétriques. Ces postes militaires sont fermés chaque nuit entre 22h et 5h du matin. Nous entrons dans la ville par la porte sud-est. Contrôles plus approfondis, quelques questions, échange de cigarettes, fouille du véhicule, je regarde les hommes de faction. Une pluie fine bat à la diagonale et le halo puissant des lampes au sodium surlignent les cernes de leurs visages fatigués. Les traits sont durs, mais étrangement il y a quelque chose de doux dans le regard, une sorte de bienveillance à l’égard des étrangers qui s’intéressent à leur cause, à leur combat contre Damas, Ankara, Daesh et autres groupes rebelles du coin.

p. 71 : On ne corrompt pas les Asahis. Si vous venez de l’Occident, ils vous arrêtent le moins longtemps possible pour ne pas vous offenser. Si vous êtes du pays, ils vous saluent poliment après s’être assurés que vous ne transportez pas de bombes – la seule chose qui les intéresse.

Je les salue, je me sens proche d’eux, je suis heureux d’avoir déjà combattu et vu des hommes mourir. Non pas pour me sentir à sentiment d’égalité. Aucune guerre, aucune opération militaire ne ressemble à une autre. Mais ce passé me donne une idée de ce que ressentent ces soldats qui passeront leur nuit ici. Un poste de garde est un bout de lieu, l’antagonisme de l’esthétisme, de la douceur, du bien-être.

Je suis épuisé, nauséeux, mais heureux et excité d’arriver enfin et entier à Kobané.

Fin de la première partie de ce récit : Sur la route vers Kobané.

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